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15 avril 2012 7 15 /04 /avril /2012 21:14

Je viens d'achever la lecture du passionnant livre de l'historien norvégien Asmund Egge sur le meurtre de Sergej Kirov, premier secrétaire du comité du Parti communiste de Leningrad, membre du Bureau politique et secrétaire du Comité central du parti, le 1er décembre 1934 par Leonid Nikolaev. L'ouvrage, écrit en norvégien en 2009, a été traduit en anglais puis en russe. La version russe est publiée en 2011 dans la collection « Histoire du stalinisme » chez l'éditeur ROSSPEN sous le titre : загадка Кирова : убийство, развязавшее сталинский террор (l'énigme Kirov : le meurtre qui a déclenché la terreur stalinienne). Une traduction en français serait la bienvenue.

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Egge prend le contre-pied de la position admise chez des historiens tels que Robert Conquest selon laquelle Staline aurait organisé l'assassinat d'une figure du parti qui lui faisait de l'ombre pour pouvoir en accuser ses opposants et justifier ainsi une politique de terreur.

Le fait que le meurtre de Kirov entraîna une vague d'arrestations, de déportations voire d'exécutions chez les partisans de Zinoviev et de Kamenev est indiscutable. Cet événement marque une étape décisive vers l'établissement de l'absolutisme et la terreur staliniens.

Par contre, cela ne signifie pas que Staline commanditât ce meurtre. L'auteur part d'une réalité : il n'existe pas de preuve scientifique que Staline en soit à l'origine, comme du fait qu'il n'en soit pas. Cela est souligné également par un des principaux historiens russes spécialistes de la période, Oleg Khlevniouk, dans Le Cercle du kremlin : Staline et le Bureau politique dans les années 30 : les jeux de pouvoir (traduction française : Seuil, 1996). Cependant, Khlevniouk laisse entendre que Staline puisse être le commanditaire de l'assassinat (« Les assassinats politiques se préparent dans le plus grand secret le plus profond et les ordres n'en sont pas transmis sur papier à en-tête et avec tampon », op. cit. p. 149). Asmund Egge critique cette thèse.

 

Pour cela, il se livre à un remarquable exercice d'historien de comparaison et critique des sources : critique des sources contemporaines (archives du NKVD, archives du Bureau politique), critique des travaux des commissions d'enquête de l'époque khrouchtchevienne et de la Pérestroïka. Il rappelle également qu'il convient de se méfier des « souvenirs » apparus plusieurs décennies après les faits et des sources de troisième, quatrième ou cinquième main. C'est ainsi que sont critiquées des « sources » parfois citées mais comme dignes de foi telles que la « Lettre d'un vieux bolchevik », publiée dans la presse menchevique en exil, ou encore les écrits d'Alexandre Orlov, agent du NKVD qui est passé à l'Ouest, auteur d'une « Histoire secrète des crimes de Staline ». Egge souligne les contradictions entre ces différentes sources et privilégie les documents contemporains des faits. L'ouvrage mérite d'être lu rien que pour savourer le travail d'historien.

 

Pour faire porter ou non à Staline la responsabilité du meurtre de Kirov, faute de sources directes sur la question, on est contraint de se reporter à la situation politique de l'URSS de 1934 et aux rapports de forces réels ou supposés qui s'exercent alors dans le parti. Un certain nombre de mythes ou de faits non scientifiquement avérés circulent. Egge démontre soit leur invraisemblance, soit leur manque de fondement. Ils sont récapitulés dans le chapitre 11 de l'ouvrage (« Les mythes et les faits »).

 

 

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Kirov

 

Premier fait non avéré - La garde de Smolnyi, siège du soviet et du parti de Léningrad, où Kirov a été assassiné, était dégarnie au moment du meurtre. En réalité la venue de Kirov à Smolnyi ce jour-là est inattendue. On ignore d'ailleurs son motif exact. On l'attendait le soir au Palais de Tauride, où il devait prononcer un discours. A son arrivée, le garde Borissov, qui n'est pas son garde du corps attitré, est chargé de le suivre. Il le fait à distance car Kirov n'aime pas avoir sur le dos une protection trop rapprochée. Cela explique que Borissov n'est pas à côté de Kirov quand Nikolaev lui tire dessus. De plus, à cette époque, les institutions et les dirigeants soviétiques ne sont pas entourées d'une garde trop massive. A Smolnyi, le rez-de-chaussée et le premier étage, où se trouvent les bureaux du soviet de Leningrad, c'est-à-dire la municipalité, sont alors librement accessibles et le troisième étage, où sont situés les bureaux du parti et le bureau personnel de Kirov, sont accessibles par tous les membres du parti. Il suffit de montrer sa carte de membre pour y accéder. Cela ne pose donc aucune difficulté pour Nikolaev, membre du parti.

 

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Smolnyi aujourd'hui

 

Deuxième fait non avéré — Le garde de Kirov, Borissov, fut assassiné sur le chemin de l'interrogatoire auquel Staline l'avait appelé. Le principal témoin du meurtre, Borissov, meurt le 2 décembre 1934, le lendemain, dans un accident de voiture. On a dit que l'accident fut un assassinat déguisé commandité par Staline. Cela n'est pas prouvé. Les expertises menés sur le véhicule et sur le corps de Borissov lui-même, même après la mort de Staline, concluent à un banal accident de la route. De plus, Staline vient alors d'arriver à Leningrad avec une partie de la direction soviétique, pour mettre en place la procédure « d'enquête » et procéder lui-même à des interrogatoires. Tout se passe très vite. Le NKVD ne sait même pas où Borissov a passé la nuit et il faut le faire chercher pour l'amener devant Staline. Les conditions d'un attentat prémédité ne sont donc pas réunies.

 

Troisième fait non avéré — Nikolaev fut recruté par le NKVD avant de tuer Kirov. Cette assertion connaît plusieurs versions contradictoires selon lesquelles le vice-patron du NKVD de Leningrad, Ivan Vassilevitch Zaporojets, aurait recruté Nikolaev, voire lui aurait fourni le révolver qui a servi à tuer Kirov. En réalité, Zaporojets est à l'hôpital de fin août à début septembre 1934 et absent de Leningrad du 14 novembre au 6 décembre. Il ne participe à l'enquête qu'à partir du 6 décembre. Il n'est donc pas disponible aux dates où, selon les différentes versions, il aurait recruté Nikolaev pour tuer Kirov. On sait également que le NKVD n'a aucun dossier sur Nikolaev et que le révolver appartenait au futur meurtrier de Kirov depuis le début des années vingt et pour lequel ce dernier disposait d'un permis de port d'armes (arrivé à expiration avant l'assassinat). On a également beaucoup dit sur l'arrestation de Nikolaev par le NKVD le 15 octobre 1934 alors qu'il tentait d'approcher (déjà) Kirov, ce qui est un fait exact, et sur sa libération extrêmement rapide. Or, la rapidité de la libération s'explique par le fait que le NKVD n'a aucun élément à charge contre ce membre du parti qui a travaillé à l'Institut d'histoire du parti à Smolnyi.

 

Quatrième fait non avéré — Nikolaev a avoué lors de son interrogatoire par Staline avoir été recruté par le NKVD pour tuer Kirov. On ne dispose pas du procès verbal de l'interrogatoire mené par Staline, mais uniquement de sources très indirectes. La source la plus directe sont les entretiens de Molotov avec Tchouev, menés dans les années 70 et 80, qui sont très lapidaires sur le sujet. Bref, rien ne permet d'affirmer ce fait de manière certaine.

 

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L'assassin de Kirov, Leonid Nikolaev, et sa femme Milda Draule

 

 

Cinquième fait non avéré — Kirov représente l'aile « modérée » du Bureau politique, en opposition avec la ligne stalinienne. L'existence au sein du Bureau politique, après l'élimination de toute opposition organisée, de « staliniens modérés », parmi lesquels figureraient par exemple Kirov et Kalinine, contre les « purs staliniens » comme Kaganovitch et Molotov, est une hypothèse défendue par un document contestable, la « Lettre d'un vieux bolchevique ». Aucun document contemporain des faits ne permet d'étayer cette idée. De plus, on sait que Kirov mena à Leningrad une politique sans répit d'élimination des partisans de Zinoviev, opposant à Staline, qui fut président du soviet de Leningrad jusqu'en 1926. Lorsque Staline parvint à éliminer Zinoviev de ce poste, il fit venir à Leningrad Kirov, un homme de confiance, pour contrôler la deuxième ville d'URSS. Kirov est l'un des proches de Staline. Ils passent souvent leurs vacances ensemble, y compris celles de l'été 1934, alors que Kirov est censé être un opposant à Staline... On sait en outre que le pourcentage d'arrestations pour des motifs politiques fut en moyenne supérieure à Leningrad en 1933 à la moyenne soviétique. Cela n'est pas un élément de modération. 

 

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Kirov (au centre) en vacances à Sotchi avec Staline (à droite). A gauche, la fille de Staline 

 

 

Sixième fait non avéré — Lors de l'affaire Rioutine en 1932, Kirov s'oppose au Bureau politique à ce qu'il soit condamné à mort et met Staline en minorité sur cette question. La source de cette assertion est encore la « Lettre d'un vieux bolchevique ». Martemian Nikititch Rioutine (1890-1937), membre suppléant du Comité central à partir de 1927, est à l'origine de la dernière opposition organisée connue à Staline au sein du parti. Il fonde une « Ligue marxiste léniniste » et dénonce la politique de Staline dans un manifeste et une plate-forme politique intitulée « Staline et la crise de la dictature prolétarienne ». Il est arrêté en mars 1932 et sera exécuté lors de la Grande Terreur en 1937. Selon une légende tenace, Staline aurait souhaité en 1932 qu'il soit condamné à mort, peine alors inusitée pour les opposants internes au parti, et aurait rencontré à ce propos l'opposition de la majorité du Bureau politique (BP). Cela n'est prouvé par aucune source directe. Il n'y a pas de documents prouvant que le BP ait discuté jamais d'exécuter ou non Rioutine. On a cependant la preuve que des membres du BP ont débattu de la décision de la commission centrale de contrôle du Parti d'exclure les partisans de Rioutine et d'enjoindre le NKVD d'ouvrir une enquête à leur encontre. Cependant, on ne trouve pas la signature de Kirov au bas du document. On sait d'ailleurs qu'il n'était même pas à Moscou lors de cette discussion. De plus, Kirov, qui en général assiste rarement aux réunions du BP, n'a participé à cette période qu'aux réunions du 11 et du 16 septembre 1932. L'affaire Rioutine ne figure pas aux ordres du jour de ces sessions. On sait en outre qu'il n'a pas davantage participé aux réunions consacrées à l'affaire Rioutine dans le bureau de Staline. Et si l'affaire avait fait l'objet d'une session secrète ou d'un point hors procès verbal, comment expliquer alors que le fait soit connu de l'auteur de la « Lettre d'un vieux bolchevique »?

 

Septième fait non avéré — Une majorité des délégués au XVIIe congrès du parti de 1934 votèrent contre Staline et les résultats des votes furent falsifiés. Il n'y a encore une fois aucune preuve documentaire de ce fait souvent mentionné à partir de la période krouchtchevienne. On sait juste que 166 délégués sur 1225 ne rendirent pas leur feuille de vote. Cette proportion n'est pas inhabituelle lors d'un congrès. Le total des votants est donc de 1059 délégués. Selon le décompte validé par les 63 membres du bureau de congrès pour l'élection des membres titulaires du Comité central, Staline obtint 1056 voix et Kirov 1055. D'autres dirigeants furent mieux élus : Kaline, président du présidium du comité exécutif central (en d'autres termes chef de l'État) obtient 1059 voix, de même que Ivan Fedorovitch Kodatskij (acteur de la Révolution à Pétrograd). Cinq personnes obtinrent 1058 voix (G. M. Krjijanovskij, qui participa avec Lénine à la création de l'Union de la lutte pour la libération de la classe ouvrière en 1893 et président du Gosplan dans les années 20, vice-président de l'Académie des sciences d'URSS au moment du congrès, D. Z. Manouilskij, qui fut diplômé de la faculté de droit de la Sorbonne pendant son exil en France en 1912, devenu secrétaire de l'Internationale communiste en 1928, I. A. Pyatniskij, membre du parti social-démocrate russe depuis 1898 et également dirigeant du Komintern, D. E. Sulimov, président du conseil des commissaires du peuple de Russie, et I. E. Ejhe, alors secrétaire du comité du parti de Sibérie occidentale) et cinq autres 1057 voix (P. A. Alekseev, président des syndicats de Leningrad, K. E. Vorochilov, alors commissaire du peuple aux affaires militaires et maritimes et qui prend le titre quelques mois plus tard de commissaire du peuple à la défense, Ia. B. Gamarnik, qui dirige les commissaires politiques de l'Armée rouge, N. K. Kroupskaya, la veuve de Lénine, et I. P. Roumyantsev). Staline n'est donc pas le mieux élu. Il arrive à la 13e position sur un comité central composé de 71 membres titulaires. Mais Kirov obtient moins de voix que lui.

 

Huitième fait non avéré — Un groupe de délégués du XVIIe congrès a demandé à Kirov de remplacer Staline comme secrétaire général du parti. Molotov en parle lors de discussions menées presque un demi-siècle après les faits. D'autres participants au congrès l'évoquent, comme Kossior, chef du parti communiste ukrainien, tout en avouant ne pas avoir été témoins de la scène. On le voit, les sources ne sont encore une fois qu'indirectes, même si, ici, il est improbable qu'il y ait un compte rendu officiel de cette discussion si jamais elle a bel et bien eu lieu. Il n'est pas impossible par contre que ce ne fut qu'une rumeur de congrès. L'argument le plus solide contre cette hypothèse demeure le rôle politique assez limité que remplit alors Kirov au niveau central. Kirov est surtout un dirigeant local, de première importance puisqu'il dirige le parti de Leningrad, l'ancienne capitale, la ville de la Révolution d'octobre et la deuxième ville de l'URSS. Mais il est relativement peu présent à Moscou. Il n'est membre du BP que depuis 1930 et le XVIIe congrès l'élit, par la volonté de Staline, à l'Orgburo et au secrétariat du comité central. C'est une personnalité montante mais dont le rôle est encore trop faible pour faire de l'ombre à Staline. De plus, si tout le monde reconnaît ses talents d'administrateur, d'organisateur et d'orateur, il n'est pas considéré comme un théoricien et ne peut se prévaloir d'un rôle actif en 1917, deux qualités qui sont alors encore (pas pour longtemps) indispensables pour parvenir aux plus hautes fonctions dans le parti.

 

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Kirov au XVIIe congrès du Parti (février 1934)

 

On voit donc mal quel avantage aurait eu Staline à commanditer le meurtre d'un de ses hommes de confiance, très utile à Leningrad et peu présent à Moscou donc peu susceptible de le concurrencer. De plus, il faut se rappeler qu'en 1934 la direction du parti et de l'État se remet seulement d'une grave crise qui déstabilisa le régime, provoquée par la désorganisation de l'économie et de l'approvisionnement du fait de la collectivisation forcée et de l'industrialisation accélérée. Ce n'est donc pas le meilleur moment pour commanditer le meurtre d'un dirigeant soviétique, qui soulignerait encore une fois la certaine fragilité du régime et risquerait d'encourager une campagne d'attentats individuels contre les chefs de l'État et du parti. Et cela au moment même où le régime, poussé par l'arrivée d'Hitler au pouvoir en Allemagne, cherche à sortir de son isolement international. En 1935, le congrès de l'Internationale communiste valide la politique de Fronts populaires dans les pays occidentaux.

 

Alors? Le meurtre de Kirov ne serait-il pas finalement l'acte d'un individu isolé? La thèse du crime passionnel a récemment refait surface en Russie. La femme de Nikolaev, Milda Draule, aurait entretenu une relation avec Kirov. Il n'en existe pas de preuve. En revanche, on sait que le meurtrier, Léonid Nikolaev, est un individu instable. Renvoyé de son travail à l'Institut d'histoire du parti de Leningrad, exclu un temps du parti avant d'y être réintégré, menacé d'être expulsé de son logement, il nourrit beaucoup de ressentiments contre les dirigeants du parti de Leningrad, puis contre le parti et le régime en général. Il exprime de tels sentiments dans son journal. Au fil des mois, il en vient à l'idée de tuer un des dirigeants locaux du parti et de préférence le principal, Kirov. Nikolaev exprime dans journal de l'admiration pour les populistes du XIXe siècle qui pratiquaient l'assassinat individuel de figures politiques, à l'image de Jelabov, l'assassin du tsar Alexandre II en 1881.

 

ll est certain cependant que Staline utilisa le meurtre pour promulguer le 3 décembre 1934 une législation « anti-terroriste » et s'en prendre à ses opposants. Le meurtre de Kirov donne l'occasion de renforcer de manière décisive son pouvoir et son régime, par les arrestations massives et une politique de répression renforcée. Cela ne signifie pas qu'il fut à l'origine du meurtre. Si c'est le cas, ce n'est pas pour les raisons habituellement invoquées, qui sont sans fondement historique, mais pour des raisons à ce jour ignorées des historiens.

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